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17 juin 2012 7 17 /06 /juin /2012 05:46

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L'anniversaire du mois de mai n'a pas changé. Depuis douze ans maintenant, je passe un coup de fil au lieu de deux. Ma mère n'arrive pas à passer ce coup de fil unique, ça coince, c'est douloureux et la douleur inutile, elle l'évite. Même si pour cela elle doit en provoquer une chez l'autre. Car enfin, lui aussi vit l'absence depuis douze ans, ce n'est pas de sa faute à lui si ils ont la même date d'anniversaire. Je suis allée le voir il y a quelques semaines. J'ai revu leur soeur aussi juste avant, ça faisait longtemps. Il est venu me chercher devant l'église pour que je me perde pas dans ce dédale d'allées et de bâtiments. Je l'ai vu arriver de loin, petite silhouette voûtée, se hâtant précautionneusement. Je n'étais pas venue à Toulouse depuis que mon père y avait été hospitalisé. Je ne l'avais pas revu lui depuis six ans. Le temps et moi ne faisons pas bon ménage. Je l'ignore, le méprise, il m'attaque, me vole l'instant, saccage ma vue. Assise dans sa cuisine, j'ai pris un café avec eux comme je l'avais fait quelques jours plus tôt en Lorraine, dans la vieille maison que leur soeur maintient intacte, moins comme un musée que comme un défi aux hommes et au temps. Rien ne bougera là-bas qu'elle ne le veuille et elle ne le veut pas. Comme d'habitude lui et moi, avions envie de rire et de parler d'histoire ou de politique, de faire des jeux de mots stupides et de se passionner sur un point de grammaire ou de philo. Et comme d'habitude sa femme, cette tante qui n'avait jamais compris nos pudeurs bruyantes, est venue exploser notre complicité à coup de jérémiades et de reproches. "et ta mère nous ignore, et ton frère, et ta soeur, la famille, les devoirs, ce qui se fait, ce qui se doit et moi, et moi, et moi." Pour ne pas l'entendre elle, j'essayais de le faire parler, lui. Je fabriquais des perches énormes, des passerelles interdites où lui seul pouvait s'engager. On a parlé du XII° siècle et des guerres de religion du XVI°, des élections à venir, des livres qu'il voulait encore lire. Le prof passionné, le chercheur qu'il avait été, passeur fou de savoirs, remontait jusqu'à ses yeux, changeait sa voix, son rire éclatait. Mais la voix de chèvre aiguë parasitait tout et par habitude un peu lasse, il l'a laissé prendre la place, s'étaler en suintant d'égoïsme inconscient. Nous nous regardions sans un mot par-dessus ses yeux vides. Les mains volettantes devant son visage, elle penchait sa petite tête fine d'oiseau accapareur, elle grignotait nos liens, s'introduisant dans tous les interstices du moment. Je ne me suis pas laissée faire, je n'ai plus de peur. Au-dessus de ses mots hachoirs à faire mal, j'ai opposé un refus, j'ai dit à quel point nous n'aurions jamais le même sens des convenances et que cela n'avait jamais eu d'importance et n'en aurait jamais. Que ce qui nous liait tous était ce mort, père, époux, frère jumeau, dont son mari était le reflet, la part restante. Nous nous sommes remis à parler de la Régence et de la mort de Louis XIV, il souriait, elle ne le voyait pas mais sentait qu'elle ne nous atteignait plus, qu'il était, pour une poignée à peine de minutes, hors de ces murailles qu'elle avait bâties autour de lui et qui nous ont tant éloignés. Ils m'ont raccompagnés jusqu'au métro, accrochés l'un à l'autre, indispensables, indissociables, nous ne pourrons jamais nous dire que nous nous aimons.

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commentaires

P
Ton texte fait "résonner" mon neurone plus que je ne sais dire. Surtout dans la densité. C'est bien simple : je ne VEUX plus dire.<br /> <br /> A part que vous me manquez aussi, tous.<br /> <br /> Laisse comme ça, c'est bien.
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Y
glop , glop !
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P
Oui, par résonnance.
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S
Vrai qu'il est rare qu'un texte ne sorte pas très aéré, doit bien y avoir une raison.Pis j'suis trop cossarde pour rectifier. Au fait, tant que vous êtes là, vous savez que vous vous me manquez ?
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P
Oui, laisse !<br /> C'est dense et compact, on peut pas loger un coin là-dedans et c'est tant mieux.<br /> Et puis de rencontrer un tonton de ce tonneau-là, ça se mérite.
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